« Victorien, va voir Eurydice. Je suis fatigué maintenant. Elle est sur la plage avec des amis. Elle sera contente de voir.

— La plage en octobre ?

— Qu’est-ce que tu crois, Françaoui ? Que la plage on la démonte à la fin août, quand les gens de chez vous ils rentrent de vacances ? Elle toujours là, la plage. Allez, va, Eurydice sera contente de te voir. »

 

Sur la plage à Alger il n’est pas nécessaire de se baigner. La côte plonge vite dans la mer, la bande de sable est étroite, des vagues courtes giflent les roches qui dépassent de l’eau avec une brusque impatience. Le sable sèche vite sous un soleil vif, le ciel est d’un bleu doux sans aucun accroc, une ligne de nuages bien nets flotte au-dessus de l’horizon, tout au nord, au-dessus de l’Espagne, ou de la France.

Les jeunes gens en chemise ouverte sur un maillot de bain viennent s’asseoir devant la mer, sur la plage entourée de rochers. Ils emportent une serviette, un sac de plage, ils s’asseoient sur le sable ou bien aux buvettes hâtivement construites : auvent de béton, comptoir et quelques sièges, c’est tout. Ici on vit dehors, on s’habille à peine, on grignote de petites choses un peu piquantes en sirotant un verre, et on parle, on parle interminablement assis ensemble sur le sable.

Eurydice sur une serviette blanche occupait le centre d’un groupe de jeunes gens souples et bronzés, volubiles et drôles. En voyant Victorien elle se leva et s’approcha d’une démarche hésitante, car le sable n’est pas très stable ; elle courut tant bien que mal jusqu’à lui et l’embrassa, ses deux bras dorés autour de son cou. Ensuite elle le ramena et le présenta aux autres qui le saluèrent avec un enthousiasme surprenant. Ils le criblaient de questions, le prenaient à témoin de leurs blagues, lui touchaient le bras ou l’épaule pour s’adresser à lui comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Ils riaient très fort, ils parlaient vite, ils s’énervaient pour un rien et riaient encore. Salagnon fut distancé. Il décevait vite, il manquait de vivacité ; il n’était pas de taille.

Eurydice rit avec ses amis qui jouaient à lui faire la cour. Quand le soleil se fit plus vif elle mit des lunettes de soleil qui supprimaient ses yeux, elle ne fut plus que ces lèvres qui plaisantent. Elle se tournait vers l’un, vers l’autre, ses cheveux dénoués roulaient sur ses épaules en suivant avec retard le moindre de ses mouvements ; à chacun de ses rires elle régnait sur une cour de singes. Salagnon se renfrogna. Il ne participait plus, il regardait de loin et pensa qu’il préférerait peindre la ligne onduleuse de nuages qui flottent au-dessus de l’horizon droit. Son talent le reprenait, par un picotement des mains ; il resta silencieux. Il se prit soudain à détester Alger, lui qui avait tant aimé cette bonhomie volubile de Salomon Kaloyannis ; à détester Alger et les Français d’Algérie, qui parlent trop vite une langue qui n’est plus la sienne, une langue trop aisée et qu’il ne peut suivre, à laquelle il ne peut participer. Ils gambadaient autour de lui, moqueurs, cruels, et creusaient autour d’Eurydice un fossé infranchissable.

Ils remontèrent enfin en ville par des marches de béton posées entre les rochers. Les jeunes gens les laissèrent, embrassèrent Eurydice, serrèrent la main de Victorien avec un enthousiasme qui n’était plus le même qu’au début, plus ironique lui sembla-t-il. Ils rentrèrent ensemble, épaule contre épaule dans les rues étroites mais il était trop tard. Ils se regardaient avec un peu de gêne, et le plus souvent regardaient devant eux. Ils échangèrent de lentes généralités sur le chemin qui parut très long, encombré d’une foule pressée qui les empêchait de marcher. Le repas du soir avec Salomon fut pesant de politesse. Eurydice fatiguée alla se coucher rapidement.

« Victorien, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

— Rentrer, je crois. Peut-être continuer l’armée.

— La guerre est finie, Victorien. La vie reprend. Qu’avons-nous encore besoin de mousquetaires ? Enrichis-toi, fais quelque chose d’important. Eurydice n’a pas besoin d’un traîneur de sabre, ce n’est plus leur temps. Quand tu te seras fait, reviens. Les types d’ici ne sont que des babilleurs, mais toi tu n’es rien. Vis, et puis reviens-nous. »

Le lendemain il prenait le bateau de Marseille. Sur le pont arrière il commença d’écrire à Eurydice. La côte d’Alger diminuait, il la dessina. Le soleil bien net marquait des ombres, garnissait la Casbah de dents. Il dessina de petits détails du bateau, la cheminée, le bastingage, les gens accoudés qui regardaient la mer. Il dessinait à l’encre sur de petits cartons blancs. De Marseille il lui en envoya certains comme des cartes postales. Il lui en envoya souvent. Il notait au dos quelques nouvelles de lui, très succinctes. Elle ne répondait jamais.

 

Il revit son oncle, qui revenait d’Indochine ; il avait passé quelques semaines dans une chambre sans même défaire ses bagages, il attendait de repartir. Il n’avait rien à faire en France, disait-il. « J’habite dans une caisse maintenant. » Il le disait sans rire en regardant son interlocuteur dans les yeux, et celui-ci détournait le regard car il pensait à la boîte en sapin, et il ne savait pas s’il fallait en sourire ou frémir. Il parlait d’une cantine de métal, peinte en vert, pas très grande, qui contenait toutes ses affaires et le suivait partout où il allait. Il l’avait traînée en Allemagne, dans les Afrique, celle du Nord et l’équatoriale, en Indochine maintenant. La peinture s’écaillait, les parois en étaient cabossées. Il la tapotait avec affection et elle sonnait le creux.

« C’est ma vraie maison, car elle contient tout ce qui m’appartient. La caisse est notre dernière demeure mais j’y habite déjà. Je précède le mouvement. Il paraît que la philosophie consiste à se préparer à mourir. Je n’ai pas lu ces livres où on l’explique, mais je comprends cette philosophie en l’appliquant. C’est un gain de temps considérable, car je risque d’en manquer : avec la vie que je mène je risque d’y passer plus vite que la plupart d’entre nous. »

Son oncle ne riait pas. Victorien savait qu’il ne mettait pas d’humour dans ce qu’il disait : il disait juste ce qu’il avait à dire, mais d’une façon si directe que l’on pouvait croire à une blague. Il disait juste les choses comme elles sont.

« Pourquoi tu ne t’arrêtes pas ? demanda quand même Victorien. Pourquoi tu ne rentres pas, maintenant ?

— Rentrer où ? Depuis que je ne suis plus un enfant je ne fais que la guerre. Et même enfant, j’y jouais. Ensuite j’ai fait mon service militaire, et puis la guerre dans la lancée. J’ai été fait prisonnier et puis je me suis évadé, pour retourner faire la guerre. Toute ma vie d’adulte je l’ai passée à faire la guerre, sans en avoir jamais eu le projet. J’ai toujours vécu dans une caisse, sans imaginer plus, et elle est à ma taille. Je peux tenir ma vie dans mes bras, je peux la porter sans trop de fatigue. Comment voudrais-tu que je vive autrement ? Travailler tous les jours ? Je n’ai pas la patience. Me construire une maison ? Trop grand pour moi, je ne pourrais pas la soulever dans mes bras pour la déplacer. Avec soi, quand on bouge, on ne peut emporter qu’une caisse. Et on reviendra à la caisse, tous. Alors pourquoi un détour ? Je porte ma maison et je parcours le monde, je fais ce que j’ai toujours fait. »

Dans la petite chambre où il passait ces jours d’inaction il n’était de place que pour un lit, et une chaise sur laquelle était plié un uniforme ; Victorien l’avait déplacé avec soin, sans le froisser, pour s’asseoir au bord du siège sans s’adosser, tout raide. L’oncle allongé sur le lit lui parlait en regardant le plafond, pieds nus et chevilles croisées, mains derrière la nuque.

« Quel livre emporterais-tu sur une île déserte ? demanda-t-il.

— Je n’y ai jamais pensé.

— C’est une question idiote. Personne ne va sur une île déserte, et ceux qui s’y retrouvent, c’est sans avoir été prévenus : ils n’ont pas eu le temps de choisir. La question est bête parce qu’elle n’engage à rien. Mais moi j’ai joué au jeu de l’île déserte. Puisque cette caisse est mon île, je me suis demandé quel livre j’emporterais dans ma caisse. Les militaires coloniaux peuvent avoir des lettres, et ils ont le temps de lire avec leurs voyages en bateau, et les longues veilles dans des endroits trop chauds on ne peut pas dormir. J’emporte avec moi l’Odyssée, qui raconte une errance, très longue, d’un homme qui essaie de rentrer chez lui mais n’en retrouve pas le chemin. Et pendant qu’il erre de par le monde à tâtons, dans son pays tout est livré aux ambitions sordides, au calcul avide, au pillage. Quand il rentre enfin, il fait le ménage, par l’athlétisme de la guerre. Il débarrasse, il nettoie, il met de l’ordre.

« Ce livre, je le lis par morceaux, dans des endroits qu’Homère ne connaissait pas. En Alsace terré dans la neige, à la lueur d’un briquet pour ne pas m’endormir, car dormir dans ce froid m’aurait tué ; la nuit en Afrique dans une case de paille tressée, où par contre j’essaie de dormir, mais il fait si chaud que même la peau on voudrait l’enlever ; je le lis dans l’entrepont d’un bateau de transport, adossé à ma caisse, pour penser à autre chose qu’à vomir ; dans un bunker de troncs de palmiers qui tremblent à chaque coup de mortier, et un peu de terre tombe à chaque fois sur les pages et la lanterne pendue au plafond se balance et brouille les lignes. L’effort que je fais pour suivre les lignes me fait du bien, cet effort fixe mon attention et me fait oublier d’avoir peur de mourir. Il paraît que les Grecs savaient ce livre par cœur, l’apprendre constituait leur éducation ; ils pouvaient en réciter quelques vers ou un chant entier en toutes circonstances de la vie. Alors moi aussi je l’apprends, j’ai l’ambition de le savoir tout entier, et ce sera toute ma culture. »

Dans la toute petite chambre où il n’était presque pas de place, la caisse occupait le pied du lit devant la chaise, ils parlaient d’elle par-dessus elle, et Salagnon ne pouvait pas étendre ses jambes. La caisse de métal vert gagnait en importance à mesure qu’ils en parlaient. « Ouvre-la. » Elle était à moitié vide. Un coupon de tissu rouge plié avec soin en cachait le contenu. « Soulève. » Dessous était le livre d’Ulysse, un volume broché qui commençait de perdre ses pages. Un autre coupon de tissu rouge plié serré lui servait de coussin. « Je le protège du mieux que je peux. Je ne sais pas si j’en trouverai un autre dans le haut Tonkin. » Dessous n’étaient que quelques vêtements, un pistolet dans un étui de cuir et des affaires de toilette. « Déplie-les, ces deux tissus. » Salagnon déplia deux drapeaux de bonne taille, tous deux d’un rouge soutenu. L’un portait dans un cercle blanc une croix gammée dont la teinture fatiguée virait au bleu, et l’autre une unique étoile d’or à cinq branches.

« Le drapeau boche, je l’ai pris en Allemagne, juste avant la fin. Il flottait à l’antenne radio d’une voiture d’officier. Il l’exhibait jusqu’au bout, à la tête de sa colonne blindée que nous avons arrêtée. Il ne se protégeait pas, il roulait en tête debout dans sa Kübelwagen, devant les chars bien en ligne qui roulaient en gardant leurs distances. Ils vidaient leur réservoir et après ils n’auraient plus jamais d’essence et leur guerre serait finie. Sa casquette le désignait personnellement, et il portait une veste d’uniforme bien repassée, reprisée mais très propre. Il avait astiqué sa croix de fer et la portait autour du cou. Il est tombé en premier, avec son arrogance intacte. Les blindés nous les avons arrêtés un par un. Le dernier s’est rendu, seulement le dernier. Il n’y avait plus personne pour les voir, alors ils pouvaient. Le drapeau sur la voiture d’officier, mes copains voulaient le brûler. Je l’ai gardé.

— Et l’autre ? Avec l’étoile d’or ? Je n’en ai jamais vu.

— Il vient d’Indochine. Le Viêt-minh s’est fait un drapeau à la manière des communistes, avec du rouge et des symboles jaunes. Celui-là je l’ai pris quand nous avons repris Hanoï. Ils attendaient notre retour et ils s’étaient fortifiés. Ils avaient creusé des tranchées en travers des rues, des trous d’homme dans les pelouses, ils avaient scié les arbres et construit des barricades. Ils s’étaient cousu des drapeaux pour montrer qui ils étaient, certains en coton et d’autres dans la soie magnifique qui sert aux vêtements et qu’ils avaient réquisitionnée chez des boutiquiers. Ils voulaient nous montrer, et nous, après nous être fait chasser par les Japonais, nous voulions leur montrer aussi. Les drapeaux, on en était fiers de chaque côté. Cela a été très héroïque, et ensuite ils ont filé. J’ai récupéré le drapeau qu’un jeune type avait brandi devant nous, et maintenant il gisait mort sur la chaussée pleine de débris. Je ne crois pas que ce soit moi qui l’ai tué, mais on ne sait jamais, dans les combats de rue. Je l’ai pris pour protéger mon livre. Maintenant il est bien à l’abri.

« Ces types, ils m’effraient, tous les deux. L’officier nazi confit d’arrogance et le jeune Tonkinois exalté. Je les ai vus tous les deux vivants, et puis morts. Et aux deux j’ai pris leur drapeau, que je plie pour protéger mon Ulysse. Ils m’effraient ces types parce qu’ils préfèrent montrer du rouge vif plutôt que de sauver leur peau en se cachant. Ils n’étaient plus que la hampe qui tient le drapeau, et ils sont morts. C’est ça, l’horreur des systèmes, le fascisme, le communisme : la disparition de l’homme. Ils n’ont que ça à la bouche : l’homme, mais ils s’en foutent de l’homme. Ils vénèrent l’homme mort. Et moi qui fais la guerre parce que je n’ai pas eu le temps d’apprendre autre chose, j’essaie de me mettre au service d’une cause qui ne me paraît pas trop mauvaise : être un homme, pour moi-même. La vie que je mène est un moyen de l’être, et de le rester. Vu ce qu’on voit là-bas, c’est un projet à part entière ; cela peut occuper toute la vie, toutes les forces ; et on n’est pas sûr de réussir.

— C’est comment, là-bas ?

— L’Indochine ? C’est la planète Mars. Ou Neptune, je ne sais pas. Un autre monde qui ne ressemble à rien d’ici : imagine une terre où la terre ferme n’existerait pas. Un monde mou, tout mélangé, tout sale. La boue du delta est la matière la plus désagréable que je connaisse. C’est là où ils font pousser leur riz, et il pousse à une vitesse qui fait peur. Pas étonnant que l’on cuise la boue pour en faire des briques : c’est un exorcisme, un passage au feu pour qu’enfin ça tienne. Il faut des rituels radicaux, mille degrés au four pour survivre au désespoir qui vous prend devant une terre qui se dérobe toujours, à la vue comme au toucher, sous le pied comme sous la main. Il est impossible de saisir cette boue, elle englue, elle est molle, elle colle et elle pue.

« La boue de la rizière colle aux jambes, aspire les pieds, elle se répand sur les mains, les bras, on en trouve jusque sur le front comme si on était tombé ; la boue vous rampe dessus quand on marche dedans. Et autour des insectes vrombissent, d’autres grésillent ; tous piquent. Le soleil pèse, on essaye de ne pas le regarder mais il se réfléchit en paillettes blessantes qui bougent sur toutes les flaques d’eau, suivent le regard, éblouissent toujours même quand on baisse les yeux. Et ça pue, la sueur coule sous les bras, entre les jambes, et dans les yeux ; mais il faut marcher. Il ne faut rien perdre de l’équipement qui pèse sur nos épaules, des armes que l’on doit garder propres pour qu’elles fonctionnent encore, continuer de marcher sans glisser, sans tomber, et la boue monte jusqu’aux genoux. Et en plus d’être naturellement toxique, cette boue est piégée par ceux que l’on chasse. Parfois elle explose. Parfois elle se dérobe, on s’enfonce de vingt centimètres et des pointes de bambou empalent le pied. Parfois un coup de feu part d’un buisson au bord d’un village, ou de derrière une diguette, et un homme tombe. On se précipite vers le lieu d’où est parti le coup, on se précipite avec cette grosse boue qui colle, on n’avance pas, et quand on arrive, il ne reste rien, pas une trace. On reste con devant cet homme couché, sous un ciel trop grand pour nous. Il nous faudra maintenant le porter. Il semblait être tombé tout seul, d’un coup, et le claquement sec que nous avions entendu avant qu’il ne tombe devait être la rupture du fil qui le tenait debout. Dans le delta nous marchons comme des marionnettes, à contre-jour sur le ciel, chacun de nos mouvements paraît empoté et prévisible. Nous n’avons plus que des membres de bois ; la chaleur, la sueur, l’immense fatigue nous rendent insensibles et idiots. Les paysans nous regardent passer sans rien changer à leurs gestes. Ils s’accroupissent sur les talus qui surélèvent leurs villages, à faire je ne sais quoi, ou bien ils se penchent sur cette boue qu’ils cultivent avec des outils très simples. Ils ne bougent presque pas. Ils ne disent rien, ils ne s’enfuient pas, ils nous regardent juste passer ; et puis ils se plient à nouveau et continuent leurs pauvres tâches, comme si ce qu’ils faisaient valait l’éternité et nous rien, comme s’ils étaient là pour toujours, et nous de passage, malgré notre lenteur.

« Les enfants bougent davantage, ils nous suivent en courant sur les diguettes, ils poussent de petits cris bien plus aigus que ceux des enfants d’ici. Mais eux aussi s’immobilisent. Ils restent souvent couchés sur le dos de leur buffle noir, et celui-là avance, broute, bois dans les ruisseaux sans même remarquer qu’il porte un enfant endormi.

« Nous savons que tous renseignent le Viêt-minh. Ils lui indiquent nos déplacements, notre matériel, et notre nombre. Et même certains sont des combattants, l’uniforme des milices locales viêt-minhs est le pyjama noir des paysans. Ils enroulent leur fusil avec quelques balles dans une toile goudronnée et ils l’enfouissent dans la rizière. Ils savent où c’est, nous on ne le trouvera pas ; et quand nous sommes passés, ils le ressortent. D’autres, surtout les enfants, déclenchent des pièges à distance, des grenades reliées à un fil, attachées à un piquet planté dans la boue, à une touffe d’arbres sur la digue, à l’intérieur d’un buisson. Quand nous passons ils tirent le fil et ça explose. Alors nous avons appris à éloigner les enfants de nous, à tirer autour d’eux pour qu’ils ne nous approchent pas. Nous avons appris à nous méfier surtout de ceux qui semblent dormir sur le dos des buffles noirs. La ficelle qu’ils tiennent à la main et qui plonge dans la boue, ce peut être la longe de l’animal ou bien le déclencheur du piège. Nous tirons devant eux pour qu’ils s’éloignent, et parfois nous abattons le buffle à la mitrailleuse. Quand un coup de feu part, nous attrapons tout le monde, tous ceux qui travaillent dans la rizière. Nous sentons les doigts, nous dénudons l’épaule, et ceux qui sentent la poudre, ceux qui montrent sur leur peau l’hématome du recul, nous les traitons très durement. Devant les villages, nous mitraillons les buissons avant d’aller plus avant. Quand plus rien ne bouge nous entrons. Les gens sont partis. Ils ont peur de nous. Et puis le Viêt-minh aussi leur dit de partir.

« Les villages sont comme des îles. Des îles presque au sec sur un petit talus, des villes fermées d’un rideau d’arbres ; du dehors on ne voit rien. Dans le village la terre est ferme, on ne s’enfonce plus. Nous sommes presque au sec, devant des maisons. Nous voyons parfois des gens, et ils ne nous disent rien. Et ceci presque toujours déclenche notre fureur. Pas leur silence, mais d’être au sec. De voir enfin quelque chose. De pouvoir sentir enfin un peu de terre et qu’elle reste dans la main. Comme si dans le village nous pouvions agir, et l’action est une réaction à la dissolution, à l’engluement, à l’impuissance. Nous agissons sévèrement dès que nous pouvons agir. Nous avons détruit des villages. Nous avons la puissance pour le faire : elle est la marque même de notre puissance.

« Heureusement que nous avons des machines. Des radios qui nous relient les uns aux autres ; des avions qui bourdonnent au-dessus de nous, des avions fragiles et seuls mais qui voient d’en haut bien mieux que nous, collés au sol que nous sommes ; et des chars amphibies qui roulent sur l’eau, dans la boue, aussi bien que sur la route, et qui nous portent parfois, serrés sur leur blindage brûlant. Les machines nous sauvent. Sans elles nous serions engloutis dans cette boue, et dévorés par les racines de leur riz.

« L’Indochine c’est la planète Mars, ou Neptune, qui ne ressemble à rien que nous connaissions et où il est si facile de mourir. Mais parfois elle nous accorde l’éblouissement. On prend pied sur un village et pour une fois on ne mitraille rien. Au milieu s’élève une pagode, le seul bâtiment en dur. Souvent les pagodes servent de bunker dans les batailles contre le Viêt-minh ; pour nous, ou pour eux. Mais parfois on entre en paix dans l’ombre presque fraîche, et dedans, quand les yeux s’habituent, on ne voit que rouge sombre, bois profond, dorures, et des dizaines de petites flammes. Un bouddha doré brille dans l’ombre, la lueur tremblante des bougies coule autour de lui comme une eau claire, lui donne une peau lumineuse qui frissonne. Les yeux clos il lève la main, et ce geste fait un bien fou. On respire. Des moines accroupis sont entortillés dans de grands draps orange. Ils marmonnent, ils tapent sur des gongs, ils font brûler de l’encens. On voudrait se raser le crâne, s’entortiller dans un linge et rester là. Quand on retourne au soleil, quand on s’enfonce à nouveau dans la boue du delta, au premier pas qui s’enfonce on en pleurerait.

« Les types là-bas ne nous disent rien. Ils sont plus petits que nous, ils sont souvent accroupis, et leur politesse déconseille de regarder en face. Alors nos regards ne se croisent pas. Quand ils parlent c’est avec une langue qui crie que nous ne comprenons pas. J’ai l’impression de croiser des Martiens ; et de combattre certains d’entre eux que je ne distingue pas des autres. Mais parfois ils nous parlent : des paysans dans un village, ou des citadins qui sont allés tout autant à l’école que nous, ou des soldats engagés avec nous. Quand ils nous parlent en français cela nous soulage de tout ce que nous vivons et commettons chaque jour ; en quelques mots nous pouvons croire oublier les horreurs et qu’elles ne reviendront plus. Nous regardons leurs femmes qui sont belles comme des voilages, comme des palmes, comme quelque chose de souple qui flotte au vent. Nous rêvons qu’il soit possible de vivre là. Certains d’entre nous le font. Ils s’établissent dans la montagne, où l’air est plus frais, où la guerre est moins présente, et dans la lumière du matin ces montagnes flottent sur une mer de brume lumineuse. Nous pouvons rêver de l’éternité.

« En Indochine nous vivons la plus grande horreur et la plus grande beauté ; le froid le plus pénible dans la montagne et la chaleur deux mille mètres plus bas ; nous souffrons de la plus grande sécheresse sur les calcaires en pointe et la plus grande humidité dans les marécages du delta ; la peur la plus constante dans les attaques nuit et jour et une immense sérénité devant certaines beautés que nous ne savions pas exister sur Terre ; nous oscillons entre le recroquevillement et l’exaltation. C’est une très violente épreuve, nous sommes soumis à des extrêmes contradictoires, et j’ai peur que nous nous fendions comme le bois quand on le soumet à ces épreuves-là. Je ne sais pas dans quel état nous serons ensuite ; enfin ceux qui ne mourront pas, car l’on meurt vite. »

Il regardait le plafond, mains croisées derrière la nuque.

« C’est fou ce que l’on meurt vite, là-bas, murmura-t-il. Les types qui arrivent, et il en arrive toujours par bateau de France, j’ai à peine le temps de les connaître ; ils meurent, et moi je reste. C’est fou ce que l’on meurt, là-bas ; on nous tue comme des thons.

— Et eux ?

— Qui ? Les Viets ? Ce sont des Martiens. Nous les tuons aussi, mais comment ils meurent nous ne le savons pas. Toujours cachés, toujours partis, jamais là. Et quand bien même nous les verrions, nous ne les reconnaîtrions pas. Trop semblables, habillés pareil, nous ne savons pas ce que l’on tue. Mais quand nous sommes dans une embuscade, eux dans les herbes à éléphant, dans les arbres, ils nous tuent avec méthode, ils nous abattent comme des thons. Je n’ai jamais vu autant de sang. Il y en a plein les feuillages, plein les pierres, plein les arroyos verts, la boue devient rouge.

« Tiens, c’est comme dans le passage de l’Odyssée. C’est ce passage qui m’a fait penser aux thons.

 

Là, je pillai la ville et tuai les guerriers.

Alors j’aurais voulu que nous songions à fuir du pied le plus rapide ; mais ces fous refusèrent.

 

À grands cris, nos Kikones couraient appeler leurs voisins. Ceux de l’intérieur, plus nombreux et plus braves, envoient leurs gens montés qui combattaient en selle ou, s’il fallait, à pied. Plus denses qu’au printemps les feuilles et les fleurs, aussitôt ils arrivent : Zeus, pour notre malheur, nous mettait sous le coup du plus triste destin ; quelle charge de maux !…

 

Tant que dure l’aurore et que grandit le jour sacré, nous résistons, sans plier sous le nombre ; mais quand le jour penchant vient libérer les bœufs, les Kikones vainqueurs rompent mes Achéens, et six hommes guêtrés succombent sans pouvoir regagner leur navire ; nous autres, nous fuyons le trépas et le sort.

 

Nous reprenons la mer, l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis : sur les doubles gaillards, avant de démarrer, je fais héler trois fois chacun des malheureux tombés en cette plaine, victimes des Kikones…

 

« Merde ! ce n’est pas là. J’aurais juré qu’il était question d’un massacre de thons. Passe-moi le livre. »

Il se redressa sur le lit, arracha le volume usé des mains de Victorien qui le tenait avec précautions, de peur que les pages n’en tombent, et il le feuilleta furieusement, sans égards.

« J’aurais juré… Ah ! Voilà ! Les Lestrygons. J’ai confondu les Lestrygons et les Kikones. Écoute. Les chemins du Jour sont près des chemins de la Nuit… Écoute…

 

Mais, à travers la ville, il fait donner l’alarme. À l’appel, de partout, accourent par milliers ses Lestrygons robustes, moins hommes que géants, qui, du haut des falaises, nous accablent de blocs de roche à charge d’homme : équipages mourants et vaisseaux fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte. Puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à l’horrible festin.

 

« Voilà ! Écoute encore…

 

Et, deux jours et deux nuits, nous restons étendus,

accablés de fatigue et rongés de chagrin.

 

« Homère parle de nous, bien plus que les actualités filmées. Au cinéma ils me font rire, ces petits films pompeux : ils ne montrent rien ; ce que raconte ce vieux Grec est bien plus proche de l’Indochine que je parcours depuis des mois. Mais j’ai confondu deux chants. Tu vois, je ne sais pas encore ce livre. Quand je le saurai en entier par cœur, sans me tromper, comme un Grec, j’en aurai fini. Et je ne réponds plus de rien. »

Le livre refermé sur ses genoux, main posée sur la couverture, il récita les deux chants à mi-voix, les yeux clos. Il eut un sourire très heureux. « Ulysse est en fuite, poursuivi par des tas de types qui veulent sa peau. Ses compagnons y passent tous, mais lui reste en vie. Et quand il rentre chez lui, il met de l’ordre, il tue ceux qui ont pillé ses greniers, il liquide tous ceux qui ont collaboré. Après, c’est le soir, il n’y a plus grand monde, juste des dégâts. Et descend enfin une grande paix. C’est fini. La vie peut reprendre, vingt ans pour revenir à la vie. Victorien, tu crois que nous mettrons vingt ans à sortir de cette guerre ? – Ça me paraît long. – Oui, c’est long, trop long… » Et il s’allongea à nouveau, le livre sur la poitrine, et ne dit plus rien.

 

Novembre n’est favorable à rien. Le ciel se rapproche, le temps se referme, les feuilles sur les arbres se crispent comme les mains d’un mourant ; et tombent. À Lyon un brouillard s’élève au-dessus des fleuves comme montent les fumées lourdes au-dessus des tas de feuilles que l’on brûle, mais à l’envers. À l’envers tout ça, car il ne s’agit pas de fumées mais d’humidité, pas de flammes mais de liquide, pas de chaleur mais de froid, tout à l’envers. Cela ne monte pas, cela rampe, et s’étale. En novembre il ne reste plus rien de la joie d’être libre. Salagnon avait froid, son manteau ne le protégeait de rien, sa chambre sous les toits laissait entrer l’air du dehors, les murs humides le chassaient au dehors où il allait marcher sans but, mains dans les poches, manteau serré, col relevé, marcher à travers des langues de brouillard qui s’écoulaient le long des façades, qui s’en décollaient mollement comme des pans de papier mouillé.

Dessiner devenait difficile. Il faut s’arrêter ; il faut laisser venir à soi les formes qui adviendront sur le papier, il faut une sensibilité frémissante de la peau que l’on ne peut laisser nue par ce froid humide. Frissons et frémissements se confondent, se contrarient, et s’épuisent dans le seul acte de marcher, sans aucun but, juste pour dissiper l’agitation.

Du côté de Gerland il tomba en arrêt au pied d’un Christ mort. Il avait marché le long des Grands Abattoirs qui tuaient au ralenti, le long du Grand Stade ouvert où l’herbe poussait en désordre, il avait marché tout un jour de novembre sur cette avenue qui ne donne sur rien, et il s’arrêta devant une église de béton dont la façade jusqu’en haut portait le bas-relief d’un Christ géant. Il fallait lever les yeux pour le voir entier, il avait les pieds posés au sol, et ses chevilles atteignaient déjà la hauteur des têtes, et sa tête se dissolvait dans le brouillard vert qui ne permet plus de rien voir dès que cela s’étend un peu loin. D’être ainsi trop près et de devoir lever les yeux tordait la statue en une perspective qui déformait le corps comme d’un spasme, et la statue menaçait d’arracher les clous qui la tenaient aux poignets, et de basculer, et d’écraser Salagnon.

Il entra dans l’église où la température égale lui parut réconfortante. La pauvre lumière de novembre ne traversait pas les vitraux épais, elle s’égarait à l’intérieur des briques de verre qui luisaient comme des braises rouges, bleues, noires, prêtes à s’éteindre. Des vieilles dames allaient en silence à petits pas, elles s’affairaient à des tâches précises qu’elles connaissaient par cœur, sans relever la tête, avec l’application des souris.

Novembre n’est propre à rien, pensait-il en resserrant son manteau trop fin qui ne lui donnait pas suffisamment chaud. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Cela le désolait de penser qu’être jeune, fort et libre soit un mauvais moment à passer. Il avait dû commencer sa vie un peu vite et ressentait maintenant une brusque fatigue. On conseille à ceux qui courent, et qui veulent courir longtemps, de ne pas commencer trop fort, de partir lentement, de se laisser des réserves sous peine d’essoufflement et d’un point de côté qui compromettra leur arrivée. Il ne savait pas quoi faire. Novembre, qui n’est favorable à rien, qui semble indéfiniment s’éteindre, lui semblait être sa propre fin.

Le prêtre sortit de l’ombre et traversa la nef ; ses pas sonnèrent sous les voûtes avec tant de vigueur que Salagnon le suivit des yeux sans le vouloir.

« Brioude ! »

Le nom résonna dans l’église et les vieilles dames sursautèrent. Le prêtre se retourna avec brusquerie, plissa les yeux, scruta l’ombre, et son visage s’éclaira. Il vint vers Salagnon main tendue, ses grands pas pressés contrariés par sa soutane.

« Tu tombes bien, dit-il directement. Je vois Montbellet ce soir. Il est à Lyon pour quarante-huit heures, ensuite il repart je ne sais où. Il ne faut pas le rater. Viens à huit heures. Tu sonneras en bas, à la cure. »

Il se retourna avec la même brusquerie, laissant Salagnon la main encore tendue.

« Brioude ?

— Oui ?

— Après tout ce temps… tu vas bien ?

— Mais oui. Nous en parlerons ce soir.

— Tu n’es pas surpris de ce hasard : moi ici, toi là ?

— La vie ne me surprend plus, Salagnon, je l’accepte. Je la laisse venir, et ensuite je la change. À ce soir. »

Il disparut dans l’ombre, suivi du claquement sonore de ses chaussures sur les dalles, puis un claquement de porte, et rien. Une vieille dame bouscula Salagnon avec un claquement de langue agacé, elle trottina jusqu’à un râtelier de fer devant une statue de saint. Elle planta sur une pointe un tout petit cierge, l’alluma et fit l’ébauche d’un signe de croix. Elle regarda ensuite en silence le saint avec ce regard d’exaspération que l’on réserve à ceux dont on attend beaucoup et qui ne font pas ; ou mal ; ou pas comme ils devraient.

Elle tourna la tête et jeta le même regard à Salagnon qui partait. Sur le parvis il tenta de remonter son col mais il était trop court ; il releva ses épaules, renfonça sa tête, et alla sans se retourner pour ne pas voir le Christ affreusement tordu. Il ne savait pas où aller d’ici au soir, mais le ciel lui semblait déjà moins malade ; il avait moins cet aspect de caoutchouc sale qui lentement s’affaissait. Il ferait bientôt nettement nuit.

La cure de cette église où logeait Brioude ressemblait à un pied-à-terre, un rendez-vous de chasse où personne ne reste, un gîte ou l’on ne fait que bivouaquer en s’apprêtant toujours à partir. La peinture des murs s’écaillait et laissait voir les couches plus anciennes, les grandes pièces froides étaient occupées de meubles entassés comme on les range dans un grenier, de planches empilées, de portes dégondées appuyées contre les murs. Ils mangèrent dans une pièce mal éclairée où le papier peint se décollait, et où le plancher poussiéreux aurait eu besoin de cire.

Avec indifférence ils mangeaient des nouilles trop cuites, pas très chaudes, et un reste de viande en sauce que Brioude tirait d’une cocotte cabossée. Il faisait le service en laissant tinter brusquement sa louche sur l’assiette, et leur versa un côtes-du-rhône épais qu’il tirait d’un petit fût posé dans un coin d’ombre de la pièce.

« L’Église mange mal, s’exclama Montbellet, mais elle a toujours eu du bon vin.

— C’est pour ça qu’on lui pardonne, à cette vénérable institution. Elle a beaucoup péché, beaucoup failli, mais elle sait donner l’ivresse.

— Alors te voilà prêtre. Je ne te savais pas attiré par cette vie.

— Je ne le savais pas non plus. Le sang me l’a montré.

— Le sang ?

— Le sang dans lequel nous avons baigné. J’ai vu énormément de sang. J’ai vu des types dont les chaussures étaient mouillées du sang de ceux qu’ils venaient de tuer. J’ai tellement vu de sang que cela fut un baptême. J’ai été baigné de sang, et puis transformé. Quand le sang s’est arrêté de couler, il a fallu reconstruire ce que nous avions cassé, et tout le monde s’y est mis. Mais il fallait également reconstruire nos âmes. Car vous avez vu dans quel état sont nos âmes ?

— Et nos corps ? Tu as vu nos corps ? »

Ils s’amusèrent de leur maigreur. Ils ne pesaient chacun pas grand-chose, Brioude transparent et tendu, Montbellet desséché par le soleil, et Salagnon hâve, le teint brouillé par la fatigue.

« Il faut dire qu’avec ce que tu manges…

— … tu oublies l’existence même des plaisirs de la table.

— Exactement, messieurs. C’est mauvais alors je ne mange rien de trop, juste le nécessaire pour assurer en ce monde une présence minimale. Notre maigreur est une vertu. Tout le monde autour de nous se goberge pour retrouver au plus vite son poids d’avant-guerre. La maigreur que nous conservons est le signe que nous ne faisons pas comme si rien n’avait été. Nous avons connu le pire, alors nous cherchons un monde meilleur. Nous ne reviendrons pas en arrière.

— Sauf que ma maigreur n’est pas voulue, dit Salagnon. Toi c’est l’ascétisme, et tu as la figure d’un saint ; Montbellet c’est l’aventure ; mais moi c’est la pauvreté, et j’ai juste l’air d’un pauvre type.

— Salagnon ! “Il n’est d’autres richesses que d’hommes.” Tu connais cette phrase ? C’est vieux, quatre siècles, mais c’est une vérité qui ne change pas, merveilleusement dite en peu de mots. “Il n’est d’autres richesses que d’hommes”, écoute bien ce que dit cette phrase en 1946. Au moment où l’on a utilisé les moyens les plus puissants pour détruire l’homme, physiquement et moralement, à ce moment-là on s’est aperçu qu’il n’était d’autre ressource, d’autre richesse, d’autre puissance que l’homme. Les marins enfermés dans des caisses métalliques que l’on coulait, les soldats que l’on enterrait vifs sous des bombes, les prisonniers que l’on affamait jusqu’à la mort, les hommes que l’on forçait à se conformer aux systèmes les plus morbides, eh bien ils survivaient. Pas tous, mais beaucoup survivaient à l’inhumain. Dans des situations matériellement désespérées ils survivaient à partir de rien, si ce n’est le courage. On ne veut plus rien savoir de cette survie miraculeuse, on a eu trop peur. Cela est effrayant de passer aussi près de la destruction, mais cela effraye encore plus cette vie invincible qui sort de nous au dernier moment. Les machines nous écrasaient, et in extremis la vie nous sauvait. La vie n’est rien, matériellement ; et elle nous sauvait de l’infinie matière qui s’efforçait de nous écraser. Alors comment n’y voir pas un miracle ? ou bien le surgissement d’une loi profonde de l’univers ? Pour que cette vie sorte, il faut regarder en face la terrifiante promesse de l’écrasement ; on peut comprendre que cela soit insupportable. La souffrance a fait jaillir la vie ; davantage de souffrance, davantage de vie. Mais c’est trop dur, on préfère s’enrichir, faire alliance avec ce qui a voulu nous écraser. La vie ne vient pas de la matière, ni des machines, ni de la richesse. Elle jaillit du vide matériel, de la pauvreté totale à quoi il faut consentir. Vivants, nous sommes une protestation contre l’espace encombré. Le plein, le trop-plein s’oppose à notre plénitude. Il faut laisser vide pour que l’homme advienne à nouveau ; et ce consentement au vide, qui nous sauve in extremis de la menace de l’écrasement, est la peur la plus terrible qui puisse se concevoir ; et il faut la surmonter. L’urgence de la guerre nous en donnait le courage ; la paix nous en éloigne.

— Les communistes ne disent-ils pas la même chose, qu’il n’est que l’homme ?

— Ils parlent de l’homme en général. D’un homme manufacturé, produit à l’usine. Ils ne disent même plus le peuple : les masses, disent-ils. Moi je pense chaque homme comme source unique de vie. Chaque homme vaut d’être sauvé, épargné, aucun ne peut être interchangé, car la vie peut jaillir de lui à tout moment, au moment surtout d’être écrasé, et la vie qui jaillit d’un seul homme est la vie tout entière. On peut appeler cette vie : Dieu. »

Montbellet sourit, ouvrit les mains dans un geste d’accueil, et dit :

« Pourquoi pas ?

— Tu crois en Dieu, Montbellet ?

— Je n’en ai pas besoin. Le monde va bien tout seul. La beauté m’aide davantage à vivre.

— La beauté aussi on peut l’appeler : Dieu. »

Il fit ce même geste d’accueil de ses mains ouvertes, et dit encore :

« Pourquoi pas ? »

La bague qu’il portait à l’annulaire gauche soulignait chacun des gestes. Très ornée, d’argent vieillie, ce n’était pas une bague féminine. Salagnon ignorait qu’il pût en exister de telles. Les ornements gravés dans le métal enchâssaient une grosse pierre d’un bleu profond ; des filets d’or la parcouraient qui semblaient bouger.

« Cette pierre, dit Brioude en la désignant, on croirait un ciel d’enluminure ; tout, dans un tout petit espace ; une chapelle romane creusée dans le roc où le ciel serait représenté en pierre.

— Comme tu y vas, c’est juste une pierre. Un lapis-lazuli d’Afghanistan. Je n’avais jamais pensé à une chapelle, mais au fond tu n’as pas tort. Je la regarde souvent, et quand je la regarde j’y trouve le plaisir d’une méditation. Mon âme vient s’y nicher et regarde le bleu, et il me paraît grand comme un ciel.

— Le Ciel est si grand qu’il se loge dans toutes les petites choses.

— Vous êtes terribles, vous autres prêtres. Vous parlez si bien que l’on vous entend toujours. Votre parole est si fluide qu’elle pénètre partout. Et avec ces belles paroles vous repeignez tout en vos couleurs, un mélange de bleu céleste et d’or byzantin, atténué d’un peu de jaunâtre de sacristie. La vie tu l’appelles Dieu, la beauté aussi ; ma bague, chapelle ; et la pauvreté, existence. Et quand tu le dis, on te croit. Et la croyance dure aussi longtemps que tu parles.

« Mais ce n’est qu’une bague, Brioude. Je parcours l’Asie Centrale pour le musée de l’Homme. Je leur envoie des objets, je leur en explique l’usage, et eux les montrent au public qui ne quitte jamais la France. Moi, je me promène. J’apprends des langues, je me fais des amis étranges, et j’ai l’impression d’arpenter le monde de l’an mille. Je frôle l’éternité. Mais je comprends ce que tu dis. Là-bas en Afghanistan, l’homme n’est pas de taille ; il n’est tout simplement pas à l’échelle. L’homme est trop petit sur des montagnes trop grandes, nues. Comment font-ils ? Leurs maisons sont en cailloux ramassés autour, on ne les voit pas. Ils portent des vêtements couleur de poussière, et quand ils se couchent sur le sol, quand ils s’enroulent dans la couverture qui leur sert de manteau, ils disparaissent. Comment fait-on pour exister dans un monde qui n’est même pas volontairement hostile, qui simplement vous nie ?

« Eux, ils marchent, ils parcourent la montagne, ils possèdent de minuscules objets où toute la beauté humaine vient se concentrer, et quand ils parlent, c’est en quelques mots qui foudroient le cœur. Les bagues comme celles-ci elles sont portées par des hommes qui allient la plus grande délicatesse à la plus grande sauvagerie. Ils prennent soin de souligner leurs yeux de khôl, de teindre leur barbe, et ils gardent toujours leur arme auprès d’eux. Ils portent une fleur à l’oreille, se promènent avec un ami les doigts entrelacés, et ils méprisent leurs femmes bien plus que leurs ânes. Ils massacrent sauvagement les intrus, et ils se mettront en quatre pour vous accueillir comme un lointain cousin très aimé qui revient enfin. Ces gens je ne les comprends pas, ils ne me comprennent pas, mais je passe maintenant ma vie avec eux.

« Le premier jour où j’ai mis cette bague, j’ai rencontré un homme. Je l’ai rencontré sur un col, un col pas très haut où poussait encore un arbre. Devant l’arbre était une maison au bord de la route. Et quand je dis “route”, il faut comprendre une piste de cailloux ; et quand je dis “maison”, vous devez imaginer un abri de pierre à toit plat, avec peu d’ouvertures, une porte et une fenêtre très étroites donnant sur un intérieur sombre qui sent la fumée. À cet endroit, sur le col, là où la route qui montait hésite un peu avant de redescendre de l’autre côté, s’est établie une maison de thé qui se consacre au repos du voyageur. L’homme dont je vous parle, que j’ai rencontré ce jour-là, s’occupait d’accueillir ceux qui montaient jusqu’ici, et de leur servir le thé. Il avait installé le lit de conversation sous l’arbre. Je ne sais pas si ce meuble peut avoir un nom en français. C’est un cadre de bois sur pieds, tendu de cordes. On peut y dormir, mais on s’y assoit plutôt jambes croisées, seul ou à plusieurs, et on regarde le monde qui se déroule en dehors du cadre du lit. On flotte comme sur un bateau sur la mer. On voit comme d’un balcon par-dessus les toits. On ressent sur ce meuble un calme merveilleux. L’homme qui s’occupait de la maison du col nous invita à nous asseoir, mon guide et moi. Sur un feu de brindilles il faisait chauffer de l’eau dans une bouilloire de fer. L’arbre fournissait l’ombre et fournissait les brindilles. Il nous a servi du thé de montagne, qui est une boisson épaisse, chargé d’épices et de fruits secs. Nous avons profité de l’ombre du dernier arbre qui poussait à cette altitude, soigné par un homme tout seul installé dans un abri de pierre. Nous avons contemplé les vallées qui s’ouvrent entre les montagnes, et qui sont dans ce pays-là des gouffres. Il m’a demandé de raconter d’où je venais. Non pas simplement de dire, mais de raconter. J’ai bu plusieurs tasses de ce thé-là et je lui racontais, l’Europe, les villes, la petite taille des paysages, l’humidité, et la guerre que nous avions finie. En échange, il m’a dit des poèmes de Ghazali. Il les scandait merveilleusement et le vent qui soufflait par-dessus le col emportait chaque mot comme un cerf-volant ; il les retenait par le fil vibrant de sa voix et ensuite les lâchait. Mon guide m’aidait à traduire les mots sur lesquels j’hésitais. Mais le rythme simple des vers et ce que je comprenais déjà faisaient trembler tous mes os, j’étais un luth avec des cordes de moelle. Ce vieil homme assis sur un lit de corde jouait de moi ; il faisait retentir en moi ma propre musique, que j’ignorais.

« En le quittant pour continuer mon voyage, j’étais éperdu de reconnaissance. Il m’a salué d’un petit signe de la main et s’est resservi de thé. Je croyais flotter dans l’air des montagnes, et quand nous sommes arrivés au jardin qui occupe le fond de la vallée, quand j’ai senti le parfum des herbes, l’humidité des arbres, j’ai eu le sentiment d’entrer dans un monde parfait, un éden que j’aurais voulu célébrer de poèmes ; mais j’en suis incapable. Alors là-bas il faut que j’y retourne. C’est à cela que cette bague m’a ouvert ; je ne m’en sépare plus.

— Je vous envie, dit Salagnon. Moi, je suis juste pauvre ; sans héroïsme ni désir. Ma maigreur est le résultat du froid, de l’ennui, et d’une alimentation insuffisante. Ma maigreur est un défaut dont j’aimerais me passer ; j’aimerais surtout m’en libérer.

— Ta maigreur est bon signe, Victorien.

— Peintre ecclésiastique ! hurla Montbellet. Il amène le seau de bleu et sa brosse à mettre de l’or ! Il va te repeindre, Victorien, il va te repeindre !

— Les signes sont obstinés, mécréants ! Ils résistent même à l’ironie !

— Tu vas lui vendre sa petite mine comme une bénédiction. Voilà tout le miracle de cette religion : de la peinture, te dis-je ! L’Église s’occupe du ravalement de la vie avec de la peinture bleue.

— Les signes sont réversibles, Montbellet.

— C’est en cela que la religion est forte.

— C’est là que la religion est grande : en mettant les signes dans le bon sens, de façon que le monde reparte après avoir trébuché. Et le bon sens c’est celui qui permet d’agrandir. »

Il remplit les verres, ils burent.

« D’accord, Brioude, je veux bien voir cela ainsi. Continue.

— Ta maigreur n’est pas le signe d’un esclavage dans lequel tu serais tombé. Elle est le signe d’un vrai départ, sans bagage d’avant, d’une table rase. Tu es prêt, Victorien ; tu ne tiens plus à rien. Tu es vivant, tu es libre, tu manques juste un peu d’air pour que cela s’entende. Tu es comme un instrument à cordes, comme le luth de Montbellet, mais enfermé dans une cloche à vide. Sans air on n’entend pas le son, la corde vibre pour rien car elle n’ébranle rien. Il faut une fissure dans la cloche, que le grand air vienne, et enfin l’on t’entendra. Il y a autour de toi quelque chose à briser pour que tu respires enfin, Victorien Salagnon. Il s’agit peut-être de la coquille de l’œuf. La fêlure dans la coquille qui te donnera de l’air, ce sera peut-être l’art. Tu dessinais. Alors dessine. »

Montbellet se leva, brandit son verre qui brilla rouge sombre sous la pauvre lampe, chaleureux comme du sang dans la pénombre froide.

« L’art, l’aventure, et la spiritualité boivent à leur commune maigreur. »

Ils burent, ils rirent, burent encore. Salagnon repoussa en soupirant son assiette où les dernières nouilles froides avaient figé dans une colle de sauce.

« C’est dommage tout de même que la spiritualité mange si mal.

— Mais elle a un vin excellent. »

L’œil de Brioude étincelait.

 

Victorien entreprit de dessiner. C’est-à-dire qu’il s’assit devant une feuille avec de l’encre. Et rien ne venait. Le blanc restait blanc, le noir de l’encre restait entre soi, rien ne prenait forme. Mais qu’aurait-il pu dessiner, lui, simplement penché sur la feuille ? Le dessin est une trace, de quelque chose qui vit dedans, et sort ; mais en lui il n’y avait rien ; sinon Eurydice. Eurydice était loin, là-bas dans ce monde à l’envers qui marchait sur la tête, au-delà de la Méditerranée mortifère, dans son enfer de soleil mordant, de paroles évaporées, de cadavres enterrés à la va-vite ; elle était bien loin, derrière le fleuve trop large qui coupait la France en deux. Et dehors non plus il n’y avait rien, rien qui puisse se déposer sur la feuille ; rien qu’un brouillard vert, qui stagnait entre des immeubles prêts à se dissoudre dans leur propre humidité. Il aurait voulu pleurer, mais cela non plus n’était plus possible. La feuille était blanche, sans aucune trace.

Il resta assis, accoudé sans bouger, pendant des heures. Dans la chambre obscure seule la feuille intacte donnait de la lumière, une faible lueur qui ne s’éteignait pas. Cela dura toute la nuit. Le matin s’annonça par une aube métallique désagréable, où toutes les formes apparaissaient sans profondeur, ombres et lumières fondues à parts égales dans une luminescence uniforme. Cela n’accordait aucun relief, ne détachait rien, ne lui permettait de rien saisir de ce qui l’entourait. Sans avoir laissé aucune trace, sans tristesse ni regret, il s’allongea sur son lit et s’endormit aussitôt.

Quand il se réveilla, il fit le nécessaire pour qu’on l’envoie en Indochine.

 

L'Art Français De La Guerre
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